Les données du problème
Le week-end passé, cet article, rencontré sur le site web de la RTBF (information AFP) a bien sûr retenu immédiatement mon attention. En voici quelques extraits:
Au pied du monumental rucher d’Inzerki, dans le sud-ouest du Maroc, le silence a remplacé le bourdonnement des abeilles. « A cette période de l’année, l’espace est censé être empli du bourdonnement des abeilles. Aujourd’hui, elles meurent à un rythme vertigineux », déplore auprès de l’AFP l’apiculteur Brahim Chatoui, en inspectant ses essaims sous un soleil de plomb.
Comme le veut la tradition familiale, ses 90 ruches — il en a perdu 40 en moins de deux mois — sont disposées dans l’abeiller d’Inzerki, au cœur de la réserve de biosphère de l’arganeraie, l’une des plus riches du pays.
D’autres régions marocaines sont touchées. « Les pertes sont considérables rien que dans la région de Béni Mellal-Khénifra (centre), elles sont estimées à 100.000 ruches depuis le mois d’août », s’alarme Mohamed Choudani, de l’Union des apiculteurs du Maroc (UAM).
« Cette désertion des ruches est un phénomène inédit au Maroc », constate l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA), chargé de l’enquête, qui impute aux changements climatiques le « syndrome de l’effondrement des colonies d’abeilles ». L’ONSSA exclut l’hypothèse de maladies.
Mais aussi:
Le pays comptait 910.000 ruches exploitées par 36.000 apiculteurs recensés en 2019 contre un peu moins de 570.000 en 2009, selon les statistiques officielles.
La production de miel a bondi de 69% en 10 ans, passant de 4,7 tonnes en 2009 à près de 8 tonnes en 2019, avec plus d’un milliard de dirhams (101 millions d’euros) de chiffre d’affaires, selon le ministère de l’Agriculture
Et encore …
Le chercheur en sciences apicoles, Antonin Adam, privilégie lui comme explication la pire sécheresse depuis 40 ans à frapper ce pays d’Afrique du nord. En outre, les effets de la sécheresse sont aujourd’hui amplifiés par la vulnérabilité des abeilles aux maladies, à la transhumance, aux pratiques agricoles intensives mais également à la volonté du pays d’augmenter sa production de miel », analyse le scientifique qui a étudié le milieu apicole dans le sud-ouest du Maroc.
ou plus explicite …
Pour Hassan Benalayat, chercheur en géographie humaine, la dégradation du rucher est la conséquence de plusieurs bouleversements dans la région, notamment la modernisation de la filière apicole et l’exode rural mais aussi le réchauffement climatique. Par le passé, 80 familles y déposaient leurs abeilles, elles ne sont plus qu’une vingtaine aujourd’hui.
… sans qu’il y ait plus d’explications à ce sujet: quels sont ces bouleversements, comment la volonté d’augmenter le production de miel ou la modernisation de la filière apicole impactent-t-elles négativement la survie des abeilles ?
Qu’en est-il vraiment ?
Notons que cet article est repris quasiment mot pour mot par de nombreux organes de presse francophones: Libération, Nouvel Obs, La Libre , Orange, LN24, Géo, etc, etc
Pour essayer de mieux comprendre
Le rucher d’Inzerki et l’apiculture traditionnelle
Construit en 1850, située dans le sud du Maroc, dans le Souss, le taddart d’Inzerki est considéré comme le plus grand et le plus ancien rucher traditionnel au monde. Il est fait de terre, de pierre et de bois, comporte 279 cases et peut contenir 4 180 ruches (chaque case peut contenir de 15 à 20 ruches traditionnelles). Détruit par les crues sévères en 1990 et 1996, le rucher a été réhabilité en 2005 dans le cadre du projet « tourisme rural au Maroc » financé par l’USAID
Le positionnement des taddart suit une logique d’optimisation précise au regard des connaissances, contraintes et exigences de l’apiculteur relatives à la production de miel, à l’accès aux matières apicoles, à l’ensoleillement, aux vents, à la facilité pour la récolte des essaims, à la pollinisation des vergers et plantes cultivées … En fonction de l’environnement, on peut ainsi trouver des taddart accolés aux maisons, ou aux croisements des espaces cultivés et forestiers, ou à proximité des sources de miel particulières (thym, par exemple). Un apiculteur peut déplacer ses ruches entre plusieurs taddart: le taddart est donc le pivot d’une transhumance saisonnière entre les différents espaces cultivés (champs, jardins, vergers…) et forestiers d’un même territoire villageois.
L’apiculture traditionnelle est une activité intégrée au système agraire: l’élevage et les cultures sont pratiqués, les relations existantes entre ces différentes composantes agraires de l’agrosystème forment une agriculture très étroitement liée à l’apiculture, et ce à de nombreux niveaux.
https://www.darrayat.com/index.php/rucher-dinzerki/
https://institutcarbone.com/apiculture-au-maroc/
https://institutcarbone.com/les-abeilles-du-maroc/
La domestication de l’abeille par le territoire, un exemple d’apiculture holiste dans le sud marocain: https://journals.openedition.org/tc/7516#tocfrom3n1
L’apiculture au Maroc: les aspects économiques.
Les chiffres de production énoncés dans l’article laissent interrogatifs: en 2019, 8 grammes de miel par ruche, 222 grammes par apiculteur ?????
Des sites officiels marocains nous donnent pourtant de tout autres chiffres.
Evolution de l’apiculture entre 2009 et 2019:
-
- Nombre d’apiculteurs: de 22.045 à 36.300 (+65%)
- Nombre de ruches: de 569.696 à 910.100 (+60%)
- DONT: nombre de ruches modernes: de 110.000 à 640.000 (+482%)
- DONT: nombre de ruches traditionnelles: de 459.696 à 270.100 (-41,2%)
- Production totale de 4.717 à 7.960 tonnes de miel (+68%)
- Production moyenne de 8,28 KG & 8,75 KG / ruche (quasi-stagnation)
Sur le site officiel du Plan Maroc Vert, section Filière apicole du Ministère de l’Agriculture:
FellahTrade, le portail agricole du Crédit Agricole du Maroc détaille ces statistiques:
Le Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles (‘Colony Collapse Disorder’- CCD)
Rappelons que le Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles se caractérise principalement par un déclin rapide et inexpliqué de la population, laissant le couvain et les provisions à l’abandon (pas de famine), et l’absence d’abeilles mortes dans la ruche ou dans ses environs immédiats (c’est pourquoi on parle aussi de ‘désertion des ruches‘ – ce terme ne définit pas une mortalité observable) . Les causes n’en sont pas encore établies: de nombreuses hypothèses ont été émises.
Les mortalités d’abeilles au Maroc ne semblent pas correspondre au CCD.
Wikipedia: Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles
Quelle est réellement l’origine de ce dépérissement ?
En recherchant une source d’information plus proche de l’origine, je suis d’abord tombé sur Bladi.net, portail d’information et forum marocain. Ici, les explications sont déjà un peu différentes: le phénomène serait la conséquence de plusieurs facteurs à savoir : la faiblesse des précipitations, la diminution de la quantité et de la qualité de l’alimentation disponible pour les abeilles, l’état de santé des ruchers et les méthodes de prévention suivies, les conditions liées aux ‘bonnes pratiques’ et à la conduite des élevages apicoles.
https://www.bladi.net/apiculture-voici-pourquoi-abeilles-disparaissent-maroc,90945.html (25/02/2022)
https://www.bladi.net/disparition-abeilles-maroc,90414.html (08/02/2022)
Le problème ne semble cependant ni neuf ni soudain: Bernard Nicollet, apiculteur responsable du site Abeille et Nature a effectué un audit pour une entreprise apicole marocaine qui avait perdu plus de 3000 colonies en quelques années (date non précisée – dernière mise à jour le 26/11/2020). Il détaille ces pratiques apicoles néfastes et cite un nombre impressionnant de facteurs négatifs affectant l’apiculture moderne marocaine (et par voie de conséquence également l’apiculture traditionnelle):
- usage intensif et extensif d’engrais chimiques et de pesticides en agriculture
- arrivée de nouveaux et nombreux apiculteurs ‘professionnels’ peu formés pour investir des économies réalisées à l’étranger et/ou pour bénéficier de subventions
- mauvaise implantation des ruchers, concentration de ruches trop importantes, distances à parcourir excessives, concurrence entre apiculteurs qui occupent des emplacements proches; transhumance mal adaptée.
- cires trafiquées, contenant de la paraffine et des résidus de produits de traitement anti-varroa; traitements anti-varroa non maîtrisés, le plus souvent à l’aide d’Ectaz, produit fortement dosé en Amitraz (de l’ordre de 18%), molécule particulièrement dangereuse et cancérigène
- nourrissement excessif au sucre et à la farine de soja durant les inter-miellées
- élevage dans les ruches modernes de colonies beaucoup plus volumineuses que dans les ruches traditionnelles, ce qui favorise la prolifération de varroa
- récoltes excessives, sans laisser aux abeilles des provisions naturelles suffisantes
- importation d’abeilles et de reines (le gouvernement subventionne l’achat de reines) ayant mené à l’hybridation des races locales: Apis Major (Apis Mellifera Mellifera – Locale) que l’on trouve dans le Nord Maroc et Apis Mellifera Sahariensis, l’abeille saharienne que l’on trouve plus au sud et dans les montagnes du Haut Atlas. Les races importées et les hybrides sont moins résistantes aux conditions climatiques et au varroa que les races endémiques.
- ruches vétustes, parfois posées à même le sol
https://abeille-et-nature.com/index.php?cat=apiculture&page=apiculture_maroc
En conclusion
Première conclusion: se méfier des infos tant soit peu sensationnalistes ; approfondir !
Deuxième conclusion: il ne semble pas s’agir de désertion ni d’effondrement soudain mais bien d’un problème systémique qui affecte l’apiculture marocaine depuis plusieurs années.
Troisième conclusion: les chiffres montrent clairement que la politique apicole marocaine encourage l’apiculture moderne, avec des ruches à cadres, contre l’apiculture traditionnelle. Dans ces conditions, il semble assez normal que les ruchers collectifs traditionnels soient abandonnés. Le vrai problème, c’est bien la mortalité exceptionnelle qui frappe l’ensemble de l’apiculture marocaine ces dernières années, et non la désertification des ruchers traditionnels, qui ne forment qu’une triste et belle image médiatique
Quatrième conclusion: les pertes actuelles d’abeilles au Maroc, certainement bien réelles, sont sans doute accentuées par le réchauffement climatique, mais elles semblent principalement dues à des facteurs multiples, tous liés aux pratiques agricoles et apicoles; la recherche intensive de la productivité et de la rentabilité rapide sans respect des équilibres biologiques y est certainement pour beaucoup. A l’opposé, l’aménagement traditionnel du territoire dans le Sud marocain répartit les espaces et les espèces d’une manière pensée aussi en fonction de l’abeille, compensant ainsi les effets des irrégularités climatiques; l’univers des abeilles y atteint un point d’équilibre dans son environnement tant naturel que culturel et même socio-économique très complexe.
Cela vaut certainement pour nous aussi, même si nous avons encore temporairement la chance de ne pas être soumis aux mêmes pressions climatiques.